samedi 7 novembre 2015

Renart dégoupillé !

Théâtre


    C'est dans l'obscurité la plus complète que le collectif belge FC Bergman accueille son public. Les spectateurs s'installent intrigués par l'atmosphère lugubre de la scène où l'on devine les silhouettes immobiles de quelques acteurs, ainsi qu'un bruit d'eau en fond sonore. Nos intuitions se confirment lorsque la lumière dévoile un bassin dans lequel flotte un corps de jeune fille, morte et repêchée par six croque-morts : le ton est donné. Le lapin décapité de l'affiche nous avait pourtant prévenu !



    Les regards se tournent ensuite vers une voiture où s'engage un dialogue philosophique au fort accent flamand. Dame Fière (Viviane de Muynck), aux airs de Castafiore, échange sur la violence de la vie et la souffrance qui lui est inhérente avec Ysengrin (Dirk Roofthooft), lointaine représentation du loup de cette adapation très libre du célèbre Roman de Renart. Ce flot de paroles trotte sur nos esprits trop préoccupés par la richesse du décor. 



    S'ensuit une succession de tableaux, tant esthétiques qu'oppressants. Les hommes du loup traquent Renart (Grégory Frateur) tandis que ce dernier mène une lutte acharnée pour ne pas sombrer dans la démence. Un état symbolisé par l'inondation du bassin qui va au devant des spectateurs. La salle a d'ailleurs été amputée de trois rangées de sièges pour agrandir la scène et accentuer l'effet d'envahissement. 



    Les pulsions sexuelles et de mort entrecroisent alors qu'un assistant, muni d'une steadicam suit notre héros à chacun de ses mouvements. Les images sont projetées en direct sur un mur de verre qui ouvre au lointain une profondeur de champ à travers une forêt sombrement bucolique. Les protagonistes s'y perdent quant ils partent en quête de la "Bête". Plusieurs d'entre-eux, dont la femme d'Ysengrin (Marie Vinck), sont successivement assassinés dans une intense cruauté cinématographique, ce qui contraste avec la voix remarquable du goupil, que l'on découvre enfin, accompagné par l'orchestre, dans un face-à-face final attendu comme dans un western américain. L'envolée lyrique dans laquelle il exprime son incapacité à s'extraire de sa condition monte le suspens dans un crescendo de tension jusqu'à l'apothéose. Il est alors menacé par l'arme du loup qui s'approche progressivement. Le cinéma jaillit alors sur scène lorsqu'il décide brusquement d'en finir et se tire une balle en pleine tête. 



    Le spectacle se clôt sur cette détonation inattendue et une dernière giclée de sang. Les lumières cette fois allumées, on sort de la salle la tête plongée dans un flou éblouissant, marqués par les images et volontairement peu éclairés. 

02/03/2014.

Van den Vos (Le Roman de Renart)
FC BERGMAN
Le Phénix, Valenciennes
O5 février 2014. 

mardi 13 octobre 2015

Un pas dans le réel, un pas dans l'imaginaire

Cinéma

     Une nuit que je zappais sur ma télévision – à une heure magique où l'on trouve les choses les plus inattendues, entre la troisième partie de soirée et le début de la matinée – mon doigt fut soudain comme paralysé sur ma télécommande. Impossible de poursuivre ma traversée des chaînes plus loin dans la thématique "cinéma", ni de revenir vers celle du sport...
     Sur l'écran, une scène de torture m'éclaboussa la figure : un homme à l'allure christique était allongé nu sur la carcasse d'un lit en fer que des soldats électrifiaient sporadiquement. Hypnotisé par ce plan, cet interrogatoire en espagnol, cette atmosphère glauque et rosâtre, j'étais partagé entre malaise et fascination, un zigzag entre les sensations qui m'accompagera finalement d'un bout à l'autre du film que je décidais de visionner quelques jours plus tard.


    Mon entrée dans le cinéma chilien se fait donc par la découverte d'Alejandro Jodorowsky, artiste atypique s'il en est, figure avant-gardiste faisant jongler son art provocant entre surréalisme et ésotérisme. Né en 1929, il est au fait de sa carrière lorsqu'il développe son projet de raconter son enfance, dans la ville de Tocopilla, entre un père stalinien jusqu'au bout de la moustache et une mère castafiore parfois castratrice (Pamela Flores).


    Et la première chose qui frappe – si j'ose dire – dans ce film est l'ambivalence de la relation père/fils, à travers l'omniprésence de la figure paternelle. Bambin, Alejandrito est vu par sa mère comme la réincarnation de son propre père, mort dans un accident domestique. Une substitution stoppée net par Jaime, le chef de famille qui rétablit la hiérarchie en privant le petit père de ses longues nattes blondes et bouclées lui donnant l'allure de son aïeul. En outre, Jodorowsky senior s'inspire d'un autre "petit père" en la personne de Staline, dieu vivant pour cet athée tyrannique qui souhaite diriger sa famille comme Joseph règne sur l'URSS. Il n'est d'ailleurs pas anodin de voir le propre fils du réalisateur, Brontis Jodorowsky, interpréter le rôle de son grand-père.


    Partant de ce postulat familial, Jodorowsky fait danser la réalité à travers l'expérience d'un enfant (Jeremias Herskovits), un gosse qu'il accompagne tout au long du film comme il l'accompagnera lui-même durant toute sa vie.
    Le réel se confronte à l'imaginaire enfantin qui, bien qu'élevé à la dure, n'évite pas les peurs et les apprentissages propres à cette période de l'existence. L'éducation paternelle lui enseigne comment "devenir un homme" quand sa cantatrice goulue de mère lui apprend l'art de se fondre dans le noir pour effacer ses craintes, et d'effacer le poids de ses origines pour se fondre dans la société.


     Le père quant à lui s'éloigne, partant à la conquête de ses idéaux. Son aventure le conduit d'une réunion clandestines de camardes communistes dans un bouge obscure à la fomentation d'un complot visant à assassiner Carlos Ibanez del Campo qui règne en maître sur le Chili. Des pérégrinations, qui n'auront pas l'effet escompté, le confrontant à la complexité du genre humain et à travers lui à l'indicible destinée de l'âme.
     Découvrant la foi au contact de gens qu'il méprisait au départ, il en revient transformé, brûlant ses anciennes idoles et par elles le despote intransigeant qu'il était pour sa famille.


    Alejandro, lui, poursuit sa découverte de la vie, côtoyant des personnages uniques et loufoques (le Théosophe ou la bande des infirmes entre autres), conscient que ce qui sera déterminant dans le futur se trouve déjà en lui.

     La famille prend le large, quittant Tocopilla et le spectateur en laissant derrière eux des images rythmées, vives et colorées, parfois violente mais qui composent un récit autobiographiquement fictif : en somme, à travers lui chacun peut peut y découvrir la métaphore de sa propre enfance.

13/10/2015.

La Danza de la readitad
Alejandro JODOROWSKY
(2013) - 2h 10.

jeudi 8 octobre 2015

Les Flammes de Corinthe

Cinéma

    Il arrive que l'on ouvre une pochette de DVD comme un recueil de poésies. C'est le cas avec Pier Paolo Pasolini, formidable écrivain tout terrain qui pose sa prose sur la pellicule. Ici, son nom encadre celui de l'héroïne qui sert de titre au film, accompagné de celui de la Callas. La mythique cantatrice apparaît en couverture telle une Maesta byzantine et mortifère. Le lecteur avale le DVD et nous voila plongés au cœur de l'objet autour duquel on tourne depuis plusieurs minutes. 


    Après avoir atterri aux sabots du centaure Chiron (Laurent Terzieff, du moins jusqu'à la taille) -dont le kitch nous rappelle que nous sommes en présence d'un film vieux de plus de 45 ans- nous faisons connaissance avec Jason, son élève qui le verra d'une façon plus humaine, comme désidéalisé une fois adulte. Ce dernier va comme le veut la légende, partir reconquérir le trône dont il est l'héritier, et sur lequel est assis son oncle. Ce dernier l'enverra récupérer la célèbre toison d'or qui se trouve au mains de barbares à travers la mer. Médée, fille du roi local, tombe amoureuse du héros, l'aide à s'emparer de la toison et s'enfuit avec lui après avoir tué et découpé son frère afin de semer les troupes de son paternel. Dix ans plus tard, alors qu'ils se trouvent à Corinthe, Jason, avide de gloire, décide d'épouser la fille du roi Céron et écarte pour cela Médée, qui lui a donné deux fils. Folle de rage, la traîtresse trahie retrouve ses pouvoirs magiques et brûle sa rivale, avant de poignarder ses deux enfants.

    Comme on peut le voir, il s'agit là d'un des rôles les plus difficiles à interpréter sur scène ou au cinéma, tant le personnage émet des sentiments complexes et fait évoluer les émotions des spectateurs au fil du récit. Maria Callas, qui l'a joué à maintes reprises à l'opéra, passe divinement à travers l'écran, dans un rôle quasi-muet, où les cris les plus aigus sont ceux de son regard. La dernière scène où, elle assène à Jonas de terribles sentences propulse le spectateur dans les flammes de Corinthe. 


    La force de Pasolini est ici d'avoir réuni, pour un des thèmes majeurs de l'Art en général, deux artistes qui ne sont pas des acteurs. C'est en effet l'athlète Giuseppe Gentile qui donne la réplique à la Callas, après avoir été remarqué sur une simple photo illustrant un article qui relatait sa médaille de bronze au triple saut lors des J.O. de Mexico. 

    Mettre deux stars comme celles-ci à l'affiche d'une oeuvre largement anti-commerciale n'est bien sûr pas anodin. Cela accentue la symbolique portée par l'histoire elle-même. Le film, à travers le mythe, nous montre la confrontation entre des "sauvages" n'hésitant pas à sacrifier des êtres humains (souriants au sacrifice) contre la protection des dieux et des "civilisés" libérés des contraintes liées aux croyances et pouvant s'adonner aux plaisirs et à l'ambition sociale. 
    Plus que la mère assassine, Médée est la figure du barbare attiré par un modèle dans lequel il s'aperçoit que ces notions de liberté et de contrainte trouvent des manifestations qui peuvent être plus sournoises qu'elles n'en ont l'air. Cette thématique est chère à Pasolini à une époque où il s'intéresse énormément à l'Afrique, officiellement décolonisée largement durant la décennie. 
     L'ambivalence des caractères et l'absence de manichéisme nous laisse penseurs.


    Loin de ces parenthèses que l'on n'est bien sûr pas forcé d'ouvrir, et si l'on ne connaît pas l'histoire de Médée, les plans, décors, couleurs des paysages et la poésie pasolinienne avant tout suffisent à nous emporter durant deux heures : 1h50 de film et dix bonnes minutes pour se remettre du dernier plan et se décider à éjecter le DVD...

09/10/2015.

Médée
Pier Paolo PASOLINI
(1969) - 1h 50.