jeudi 16 novembre 2017

Le bruit du Silence

Comment croire - encore - et faire tenir sa foi face au Silence 

Trente ans après la controverse mondiale de La Dernière tentation du Christ (culminant en France avec l'incendie du cinéma Saint-Michel), Scorsese réinvestit la question catholique avec l'adaptation du grand roman de Shusaku Endo. Si le projet - dont l'idée remonte à 1990 - semble moins sujet à polémique, réaliser un film mettant en scène deux prêtres jésuites portugais du XVIIe siècle, partis au Japon sur les traces de leur mentor, soupçonné d'apostasie, revêt tout de même quelque chose de subversif. Surtout lorsqu'on s'appelle Martin Scorsese et que le dernier chef d'oeuvre proposé au public (Le Loup de Wall Street) nous montrait l'argent, la drogue et le sexe en piliers du pouvoir financier. 

Le bruit du Silence

Goût du contraste donc, mais pas seulement. On remarque dans la filmographie de l'ancien séminariste de Little Italy un soin appuyé à placer l'homme au centre de ses contradictions. Le héros scorsésien est "Humain" (c'est-à-dire à la fois bon et mauvais) et se laisse entraîner dans une destinée qui cause sa gloire, puis sa perte. Ici, en se portant volontaires pour aller à la recherche du père Ferreira (Liam Neeson impérial dans la retenue), les prêtes (Andrew Garfield et Adam Driver) partent finalement en quête de leur propre croix. C'est d'ailleurs un reproche que fera Ferreira au héros, Sebastiao Rodrigues, lorsqu'il le retrouvera. 

Le bruit du Silence

Autre sujet évoqué : l'Universalisme. Faut-il évangéliser des cultures aussi éloignées du judéo-christianisme que le Japon de cette époque ? Ferreira fait remarquer que le nom utilisé par les convertis pour appelé Dieu est le même que celui qui désigne le Soleil. Et, si l'on ne peut être qu'ébranlé par la violence de la répression opérée par les troupes de l'inquisiteur Inoue (Issei Ogata) et l'inventivité développée en matière de supplices, cette question n'est jamais totalement tranchée. L'un des symboles de cette difficulté de l'Universalisme chrétien prend forme dans la figure de Kichijiro (Yosuke Kubozuka, acteur inconnu mais parfait dans l'incarnation au sens propre du rôle). Après avoir été le seul survivant de sa famille, qu'il a vu faire exécuter sous ses yeux, il renie le christ à tour de pied pour échapper aux purges. Ce qui ne l'empêche pas d'être rongé par le remord et de suivre le père Rodrigues dans tous ses déplacements. "J'espère qu'il souffre autant qu'eux" dit ce dernier lorsqu'il le voit cracher sur la croix à la demande des hommes d'Inoue, ce que trois autres paysans refusent de faire, au prix de leurs vies. Personnage le plus lâche, cet avatar de Judas nous apparaît en fait progressivement comme le plus chrétien, car faillible. 

Le bruit du Silence

C'est également à travers Kichijiro que Rodrigues trouvera réellement sa foi et surmontera ses doutes. Mais cet acte, qui semblait le dégoûter jadis tant il s'avérait vain, l'entraîne vers une introspection aussi profonde que déterminante, creusant ses doutes et le silence divin face à la brutalité des hommes. Kichijio est la clé qui ouvre la porte de ses réponses. C'est justement dans le silence que Dieu manifeste le plus sa présence, puisque le silence pousse à penser, à s'interroger et donc à douter. "J'étais là et je luttais avec toi" lui dit la Voix, celle du Christ représenté sur le suaire de Sainte-Véronique par Le Greco. Phrase terriblement simple autant qu'efficace dans l'esprit du prêtre, et à travers lui du spectateur que Scorsese pousse à s'identifier. 

Le bruit du Silence

Dans la scène finale, à l'esthétisme légèrement kitsch, Scorsese nous entraîne à l'intérieur du cercueil jusqu'à sa poitrine contre laquelle sa main tient un crucifix, glissé par sa femme. Signe que dans l'effacement et le reniement comme dans le silence, la lutte n'est finalement jamais perdue.

Silence,
Martin SCORSESE
(2016) - 2h 40.

jeudi 13 avril 2017

Abstention, piège à cons ?

Si elle reste l'élection la plus participative, la présidentielle est un arbre qui cache de moins en moins la forêt des abstentionnistes.
En grande partie liée à la personnalité des candidats, elle donne dans l'opinion autant de poids aux hommes qu'à leurs idées, on privilégie souvent le stroytelling au débat de fond. La campagne en cours, avec ses affaires en tout genre ou ses candidats sans programmes, est d'ailleurs un modèle du genre.

On a bien souvent l'impression d'être dans un concours de télécrochet plus que dans un choix de destinée nationale...
Désintérêt du peuple pour la politique ? Beaucoup d'éditorialistes voient dans ce "parti abstentionniste" grandissant le signe d'une démocratie en danger. Mais de quelle démocratie parlons-nous ?
En 2012, 9 millions d'inscrits ne s'étaient pas déplacés aux urnes que ce soit au premier ou au second tour. Ce qui, rapporté aux résultats finaux, impacte directement la représentativité réelle du président élu.
En effet, si l'on prend en compte ce chiffre, et que l'y on ajoute les votes blancs ou nuls – 700 000 au 1er et 2 150 000 au 2nd tour tout de même ! – on constate que 22, 30 % des inscrits ont voté François Hollande le 22 avril et 39 % le 6 mai.

Le président élu ne représente donc que 39 % de la population en âge de voter. Quand on sait que le candidat Hollande a lui-même dû en grande partie sa qualification comme candidat à la débandade du favori des primaires du PS. Quand on sait aussi qu'une majorité d'électeurs lui ont donné sa voix pour éliminer Nicolas Sarkozy du pouvoir plus que part adhésion à son programme...

Pire encore, aux Législatives qui ont suivi, plus importantes car permettant d'appliquer un programme, 19 millions d'abstentionnistes ont été recensés, soit près d'un inscrit sur deux !!

Ceux qui ne votent pas n'ont pas à se plaindre du résultat des urnes, nous objectera-t-on. Certes.

Mais l'abstentionniste endurci qui voudrait tout de même se donner une chance de se rendre dans l'isoloir en étudiant les aboutissements des dernières élections retournerait sans doute bien vite renouveler son abonnement au club de pêche.

Sans évoquer plus en détails les précédentes élections, ou même le traité de Lisbonne, que les Français avaient mis à la porte avant que le président Sarkozy ne le fasse rentrer par la fenêtre, il suffit de faire le point sur le quinquennat qui s'achève pour se rendre compte de l'Etat de la démocratie soi-disant mise en danger par les non-votants.

Outre la façon dont le président Hollande est arrivé au grade suprême (élimination du favori des primaires + "tout sauf Sarko"), si l'on reprend notre idée de représentativité réelle, 21,80% des inscrits ont donc élu une majorité de député PS pour appliquer son programme. Signe d'un pays en phase avec ses politiques...

Toujours est-il que c'est ce programme qui est arrivé en tête. L'électeur qui voit son choix se concrétiser a donc toutes les chances de se réjouir ? Pas sur.

En effet, si quelques promesses sociétales ont été tenues, la mesure phare du quinquennat de François Hollande restera la Loi Travail dite "El Khomri". Déterminante sur les plans économique et social, elle est pourtant critiquée par une grande partie des électeurs et même par certains cadres du parti majoritaire.
Principal reproche ? Ne pas apparaître dans le programme pour lequel le président a été élu. Pire, certains opposants radicaux assurent même qu'elle contredit les engagements du candidat Hollande, faisant notamment référence à son discours du Bourget et à sa réplique "mon ennemi c'est le monde de la Finance".

Face aux difficultés, Manuel Valls utilise l'article 49-3, empêchant de fait tout rejet du Parlement. Considéré comme un "déni de démocratie" par le François Hollande de 2006, alors Premier secrétaire du PS, il permet au Premier ministre de faire pression sur sa majorité en l'obligeant à valider l'un de ses choix, ou à renverser le gouvernement, et donc mettre cette majorité en péril.

En résumé, la réforme la plus impactante pour les Français n'aura été choisie par aucun électeur, et promulguée sans vote par les parlementaires. Belle promotion pour la Démocratie (directe et indirecte)...
En ce qui concerne l'échéance 2017, outre les affaires et la faible présence des questions de fond dans le débat déjà évoquées, les abstentionnistes ont d'ores et déjà semble-t-il de quoi se réjouir.
Les primaires instaurées aux élections de 2012 devaient renforcer la démocratie participative. Inspirées du modèle américain, elles tendaient à favoriser le bipartisme et éloigner les extrêmes, la droite rebaptisant son parti "Les Républicains" pour bien accentuer cette référence US.
Or, force est de constater qu'elles tendent plus à diviser les partis en leur sein qu'à déclencher des entousiasmes populaires. Les candidats éliminés et même les cadres ont beaucoup de mal à se ranger derrière le représentant désigné. Il suffit de constater les nombreuses défections subies par Benoit Hamon, candidat légitime du PS, au profit d'Emmanuel Macron, lancé hors des primaires...
Ce système de pré-élection, initié par le parti de la rose, sera même sans doute sa dernière épine avant dissolution.
Face à ces éléments, l'abstentionniste n'est pas près de changer ses plans du dimanche pour aller mette un bulletin dans l'urne. Oui mais ?
Oui, mais nos ancêtres se sont battus pour le droit de vote et ne pas y aller est une insulte à ces braves gens !
Oui, mais tant de pays privent leurs concitoyens du droit de choisir leurs dirigeants !
Oui, mais ne pas voter fait le jeu des extrêmes !

Pour ce dernier point, mise à part le fait qu'imputer le vote de certains à d'autres est tout de même assez culotté, on peut imaginer qu'une part importante des abstentionnistes n'opterait pas automatiquement pour un "vote utile" dans l'isoloir. On aurait peut-être même tendance à penser l'inverse.
Viens ensuite l'idée de conquête du droit de vote au prix de la vie de nos aïeux. Si les révoltes et les combats de l'Histoire ont eu leurs raisons d'être, il est difficile de faire d'une réalité d'antan une logique contemporaine.
Antoine Buéno, dans No Vote! Manifeste pour l'abstention, rappelle que le vote est une liberté et non une obligation. Il le met en parallèle avec le droit de chasse, conquit à la même époque et qui n'oblige personne à prendre un fusil.
Le droit de ne pas voter est donc pour lui une liberté aussi importante que celui de se rendre aux urnes.
En ce qui concerne les modèles de gouvernement et la Démocratie comme panacée que nous présente nos responsables politiques, soucieux de préserver leur situation, laissons le mot de la fin à Octave Mirbeau qui évoquait déjà cette question dans son article du Figaro intitulé "La Grève des électeurs" et paru en 1888 :

"Les moutons vont à l'abattoir. Ils ne disent rien, et ils n'espèrent rien. 
Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera et pour le bourgeois qui les mangera. 
Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l'électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. 
Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit."

samedi 7 novembre 2015

Renart dégoupillé !

Théâtre


    C'est dans l'obscurité la plus complète que le collectif belge FC Bergman accueille son public. Les spectateurs s'installent intrigués par l'atmosphère lugubre de la scène où l'on devine les silhouettes immobiles de quelques acteurs, ainsi qu'un bruit d'eau en fond sonore. Nos intuitions se confirment lorsque la lumière dévoile un bassin dans lequel flotte un corps de jeune fille, morte et repêchée par six croque-morts : le ton est donné. Le lapin décapité de l'affiche nous avait pourtant prévenu !



    Les regards se tournent ensuite vers une voiture où s'engage un dialogue philosophique au fort accent flamand. Dame Fière (Viviane de Muynck), aux airs de Castafiore, échange sur la violence de la vie et la souffrance qui lui est inhérente avec Ysengrin (Dirk Roofthooft), lointaine représentation du loup de cette adapation très libre du célèbre Roman de Renart. Ce flot de paroles trotte sur nos esprits trop préoccupés par la richesse du décor. 



    S'ensuit une succession de tableaux, tant esthétiques qu'oppressants. Les hommes du loup traquent Renart (Grégory Frateur) tandis que ce dernier mène une lutte acharnée pour ne pas sombrer dans la démence. Un état symbolisé par l'inondation du bassin qui va au devant des spectateurs. La salle a d'ailleurs été amputée de trois rangées de sièges pour agrandir la scène et accentuer l'effet d'envahissement. 



    Les pulsions sexuelles et de mort entrecroisent alors qu'un assistant, muni d'une steadicam suit notre héros à chacun de ses mouvements. Les images sont projetées en direct sur un mur de verre qui ouvre au lointain une profondeur de champ à travers une forêt sombrement bucolique. Les protagonistes s'y perdent quant ils partent en quête de la "Bête". Plusieurs d'entre-eux, dont la femme d'Ysengrin (Marie Vinck), sont successivement assassinés dans une intense cruauté cinématographique, ce qui contraste avec la voix remarquable du goupil, que l'on découvre enfin, accompagné par l'orchestre, dans un face-à-face final attendu comme dans un western américain. L'envolée lyrique dans laquelle il exprime son incapacité à s'extraire de sa condition monte le suspens dans un crescendo de tension jusqu'à l'apothéose. Il est alors menacé par l'arme du loup qui s'approche progressivement. Le cinéma jaillit alors sur scène lorsqu'il décide brusquement d'en finir et se tire une balle en pleine tête. 



    Le spectacle se clôt sur cette détonation inattendue et une dernière giclée de sang. Les lumières cette fois allumées, on sort de la salle la tête plongée dans un flou éblouissant, marqués par les images et volontairement peu éclairés. 

02/03/2014.

Van den Vos (Le Roman de Renart)
FC BERGMAN
Le Phénix, Valenciennes
O5 février 2014. 

mardi 13 octobre 2015

Un pas dans le réel, un pas dans l'imaginaire

Cinéma

     Une nuit que je zappais sur ma télévision – à une heure magique où l'on trouve les choses les plus inattendues, entre la troisième partie de soirée et le début de la matinée – mon doigt fut soudain comme paralysé sur ma télécommande. Impossible de poursuivre ma traversée des chaînes plus loin dans la thématique "cinéma", ni de revenir vers celle du sport...
     Sur l'écran, une scène de torture m'éclaboussa la figure : un homme à l'allure christique était allongé nu sur la carcasse d'un lit en fer que des soldats électrifiaient sporadiquement. Hypnotisé par ce plan, cet interrogatoire en espagnol, cette atmosphère glauque et rosâtre, j'étais partagé entre malaise et fascination, un zigzag entre les sensations qui m'accompagera finalement d'un bout à l'autre du film que je décidais de visionner quelques jours plus tard.


    Mon entrée dans le cinéma chilien se fait donc par la découverte d'Alejandro Jodorowsky, artiste atypique s'il en est, figure avant-gardiste faisant jongler son art provocant entre surréalisme et ésotérisme. Né en 1929, il est au fait de sa carrière lorsqu'il développe son projet de raconter son enfance, dans la ville de Tocopilla, entre un père stalinien jusqu'au bout de la moustache et une mère castafiore parfois castratrice (Pamela Flores).


    Et la première chose qui frappe – si j'ose dire – dans ce film est l'ambivalence de la relation père/fils, à travers l'omniprésence de la figure paternelle. Bambin, Alejandrito est vu par sa mère comme la réincarnation de son propre père, mort dans un accident domestique. Une substitution stoppée net par Jaime, le chef de famille qui rétablit la hiérarchie en privant le petit père de ses longues nattes blondes et bouclées lui donnant l'allure de son aïeul. En outre, Jodorowsky senior s'inspire d'un autre "petit père" en la personne de Staline, dieu vivant pour cet athée tyrannique qui souhaite diriger sa famille comme Joseph règne sur l'URSS. Il n'est d'ailleurs pas anodin de voir le propre fils du réalisateur, Brontis Jodorowsky, interpréter le rôle de son grand-père.


    Partant de ce postulat familial, Jodorowsky fait danser la réalité à travers l'expérience d'un enfant (Jeremias Herskovits), un gosse qu'il accompagne tout au long du film comme il l'accompagnera lui-même durant toute sa vie.
    Le réel se confronte à l'imaginaire enfantin qui, bien qu'élevé à la dure, n'évite pas les peurs et les apprentissages propres à cette période de l'existence. L'éducation paternelle lui enseigne comment "devenir un homme" quand sa cantatrice goulue de mère lui apprend l'art de se fondre dans le noir pour effacer ses craintes, et d'effacer le poids de ses origines pour se fondre dans la société.


     Le père quant à lui s'éloigne, partant à la conquête de ses idéaux. Son aventure le conduit d'une réunion clandestines de camardes communistes dans un bouge obscure à la fomentation d'un complot visant à assassiner Carlos Ibanez del Campo qui règne en maître sur le Chili. Des pérégrinations, qui n'auront pas l'effet escompté, le confrontant à la complexité du genre humain et à travers lui à l'indicible destinée de l'âme.
     Découvrant la foi au contact de gens qu'il méprisait au départ, il en revient transformé, brûlant ses anciennes idoles et par elles le despote intransigeant qu'il était pour sa famille.


    Alejandro, lui, poursuit sa découverte de la vie, côtoyant des personnages uniques et loufoques (le Théosophe ou la bande des infirmes entre autres), conscient que ce qui sera déterminant dans le futur se trouve déjà en lui.

     La famille prend le large, quittant Tocopilla et le spectateur en laissant derrière eux des images rythmées, vives et colorées, parfois violente mais qui composent un récit autobiographiquement fictif : en somme, à travers lui chacun peut peut y découvrir la métaphore de sa propre enfance.

13/10/2015.

La Danza de la readitad
Alejandro JODOROWSKY
(2013) - 2h 10.

jeudi 8 octobre 2015

Les Flammes de Corinthe

Cinéma

    Il arrive que l'on ouvre une pochette de DVD comme un recueil de poésies. C'est le cas avec Pier Paolo Pasolini, formidable écrivain tout terrain qui pose sa prose sur la pellicule. Ici, son nom encadre celui de l'héroïne qui sert de titre au film, accompagné de celui de la Callas. La mythique cantatrice apparaît en couverture telle une Maesta byzantine et mortifère. Le lecteur avale le DVD et nous voila plongés au cœur de l'objet autour duquel on tourne depuis plusieurs minutes. 


    Après avoir atterri aux sabots du centaure Chiron (Laurent Terzieff, du moins jusqu'à la taille) -dont le kitch nous rappelle que nous sommes en présence d'un film vieux de plus de 45 ans- nous faisons connaissance avec Jason, son élève qui le verra d'une façon plus humaine, comme désidéalisé une fois adulte. Ce dernier va comme le veut la légende, partir reconquérir le trône dont il est l'héritier, et sur lequel est assis son oncle. Ce dernier l'enverra récupérer la célèbre toison d'or qui se trouve au mains de barbares à travers la mer. Médée, fille du roi local, tombe amoureuse du héros, l'aide à s'emparer de la toison et s'enfuit avec lui après avoir tué et découpé son frère afin de semer les troupes de son paternel. Dix ans plus tard, alors qu'ils se trouvent à Corinthe, Jason, avide de gloire, décide d'épouser la fille du roi Céron et écarte pour cela Médée, qui lui a donné deux fils. Folle de rage, la traîtresse trahie retrouve ses pouvoirs magiques et brûle sa rivale, avant de poignarder ses deux enfants.

    Comme on peut le voir, il s'agit là d'un des rôles les plus difficiles à interpréter sur scène ou au cinéma, tant le personnage émet des sentiments complexes et fait évoluer les émotions des spectateurs au fil du récit. Maria Callas, qui l'a joué à maintes reprises à l'opéra, passe divinement à travers l'écran, dans un rôle quasi-muet, où les cris les plus aigus sont ceux de son regard. La dernière scène où, elle assène à Jonas de terribles sentences propulse le spectateur dans les flammes de Corinthe. 


    La force de Pasolini est ici d'avoir réuni, pour un des thèmes majeurs de l'Art en général, deux artistes qui ne sont pas des acteurs. C'est en effet l'athlète Giuseppe Gentile qui donne la réplique à la Callas, après avoir été remarqué sur une simple photo illustrant un article qui relatait sa médaille de bronze au triple saut lors des J.O. de Mexico. 

    Mettre deux stars comme celles-ci à l'affiche d'une oeuvre largement anti-commerciale n'est bien sûr pas anodin. Cela accentue la symbolique portée par l'histoire elle-même. Le film, à travers le mythe, nous montre la confrontation entre des "sauvages" n'hésitant pas à sacrifier des êtres humains (souriants au sacrifice) contre la protection des dieux et des "civilisés" libérés des contraintes liées aux croyances et pouvant s'adonner aux plaisirs et à l'ambition sociale. 
    Plus que la mère assassine, Médée est la figure du barbare attiré par un modèle dans lequel il s'aperçoit que ces notions de liberté et de contrainte trouvent des manifestations qui peuvent être plus sournoises qu'elles n'en ont l'air. Cette thématique est chère à Pasolini à une époque où il s'intéresse énormément à l'Afrique, officiellement décolonisée largement durant la décennie. 
     L'ambivalence des caractères et l'absence de manichéisme nous laisse penseurs.


    Loin de ces parenthèses que l'on n'est bien sûr pas forcé d'ouvrir, et si l'on ne connaît pas l'histoire de Médée, les plans, décors, couleurs des paysages et la poésie pasolinienne avant tout suffisent à nous emporter durant deux heures : 1h50 de film et dix bonnes minutes pour se remettre du dernier plan et se décider à éjecter le DVD...

09/10/2015.

Médée
Pier Paolo PASOLINI
(1969) - 1h 50.